Rarahu – Idylle polynésienne – Pierre Loti (Extrait)
Rarahu était une petite créature qui ne ressemblait à aucune autre, bien qu’elle fût un type accompli de cette race maorie qui peuple les archipels polynésiens et passe pour une des plus belles du monde ; race distincte et mystérieuse, dont la provenance est inconnue.
Rarahu avait des yeux d’un noir roux, pleins d’une langueur exotique, d’une douceur câline, comme celle des jeunes chats quand on les caresse ; ses cils étaient si longs, si noirs qu’on les eût pris pour des plumes peintes. Son nez était court et fin, comme celui de certaines figures arabes ; sa bouche, un peu plus épaisse, un peu plus fendue que le type classique, avait des coins profonds, d’un contour délicieux. En riant, elle découvrait jusqu’au fond des dents un peu larges, blanches comme de l’émail blanc, dents que les années n’avaient pas eu le temps de beaucoup polir, et qui conservaient encore les stries légères de l’enfance. Ses cheveux, parfumés au santal, étaient longs, droits, un peu rudes ; ils tombaient en masses lourdes sur ses rondes épaules nues. Une même teinte fauve tirant sur le rouge-brique, celle des terres cuites claires de la vieille Étrurie, était répandue sur tout son corps, depuis le haut de son front jusqu’au bout de ses pieds.
Rarahu était de petite taille, admirablement prise, admirablement proportionnée ; sa poitrine était pure et polie, ses bras avaient une perfection antique.
Autour de ses chevilles, de légers tatouages bleus, simulant des bracelets ; sur la lèvre inférieure, trois petites raies bleues transversales, imperceptibles, comme les femmes des Marquises ; et, sur le front, un tatouage plus pâle, dessinant un diadème. Ce qui surtout en elle caractérisait sa race, c’était le rapprochement excessif de ses yeux, à fleur de tête comme tous les yeux maoris, dans les moments où elle était rieuse et gaie, ce regard donnait à sa figure d’enfant une finesse maligne de jeune ouistiti ; alors qu’elle était sérieuse ou triste, il y avait quelque chose en elle qui ne pouvait se mieux définir que par ces deux mots : une grâce polynésienne.
La cour de Pomaré s’était parée pour une demi-réception, le jour où je mis pour la première fois le pied sur le sol tahitien. – L’amiral anglais du Renderer venait faire sa visite d’arrivée à la souveraine (une vieille connaissance à lui) et j’étais allé, en grande tenue de service, accompagner l’amiral.
L’épaisse verdure tamisait les rayons de l’ardent soleil de deux heures ; tout était tranquille et désert dans les avenues ombreuses dont l’ensemble forme Papeete, la ville de la reine. – Les cases à vérandas, disséminées dans les jardins, sous les grands arbres, sous les grandes plantes tropicales, – semblaient, comme leurs habitants, plongées dans le voluptueux assoupissement de la sieste, – Les abords de la demeure royale étaient aussi solitaires, aussi paisibles….
Un des fils de la reine, – sorte de colosse basané qui vint en habit noir à notre rencontre, nous introduisit dans un salon aux volets baissés, où une douzaine de femmes étaient assises, immobiles et silencieuses…..
Au milieu de cet appartement deux grands fauteuils dorés étaient placés côte à côte. – Pomaré, qui en occupait un, invita l’amiral à s’asseoir dans le second, tandis qu’un interprète échangeait entre ces deux anciens amis des compliments officiels. Cette femme, dont le nom était mêlé jadis aux rêves exotiques de mon enfance, m’apparaissait vêtue d’un long fourreau de soie rose, sous les traits d’une vieille créature au teint cuivré, à la tête impérieuse et dure. – Dans sa massive laideur de vieille femme, on pouvait démêler encore quels avaient pu être les attraits et le prestige de sa jeunesse, dont les navigateurs d’autrefois nous ont transmis l’original souvenir.
Les femmes de sa suite avaient, dans cette pénombre d’un appartement fermé, dans ce calme silence du jour tropical, un charme indéfinissable. – Elles étaient belles presque toutes, de la beauté tahitienne : des yeux noirs, chargés de langueur, et le teint ambré des gitanos. – Leurs cheveux dénoués étaient mêlés de fleurs naturelles et leurs robes de gaze traînantes, libres à la taille, tombaient autour d’elles en longs plis flottants.
C’était sur la princesse Ariitéa surtout, que s’arrêtaient involontairement mes regards : Ariitéa à la figure douce, réfléchie, rêveuse, avec de pâles roses du Bengale, piquées au hasard dans ses cheveux noirs…..
Les compliments terminés, l’amiral dit à la reine :
– « Voici Harry Grant que je présente à Votre Majesté ; il est le frère de Georges Grant, un officier de marine, qui a vécu quatre ans dans votre beau pays. »L’interprète avait à peine achevé de traduire, que Pomaré me tendit sa main ridée ; un sourire bon enfant, qui n’avait plus rien d’officiel, éclaira sa vieille figure :
– « Le frère de Rouéri ! dit-elle, en désignant mon frère par son nom tahitien. – Il faudra revenir me voir… » – Et elle ajouta en anglais : « Welcome ! »(Bienvenu !) ce qui parut une faveur toute spéciale, la reine ne parlant jamais d’autre langue que celle de son pays.
– « Welcome ! » dit aussi la reine de Bora-Bora, qui me tendit la main, en me montrant dans un sourire ses longues dents de cannibale….
Et je partis charmé de cette étrange cour…..
Titre : Rarahu – Idylle polynésienne
Auteur : Pierre Loti
Extrait de la page 8 à la page 13
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Categories: Nuit de la lecture 2018
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