Noa Noa – Paul Gauguin (Extrait)
LE CONTEUR PARLE
Le soir au lit, nous avons de grands entretiens, longs et souvent très sérieux. Je cherche dans cette âme d’enfant les traces du passé lointain, bien mort socialement, et toutes mes questions ne restent pas sans réponse. Peut-être, les hommes,séduits ou asservis
à notre civilisation et à notre conquête, ont-ils oublié.
Les dieux d’autrefois se sont gardé un asile dans la mémoire des femmes. Et c’est un émouvant et singulier spectacle que Tehura me donne, quand je vois peu à peu ses dieux nationaux se réveiller en elle et s’agiter sous les voiles où les missionnaires protestants ont cru
les ensevelir. En somme, l’oeuvre des catéchistes est très superficielle. Leur enseignement est comme une faible couche de vernis qui s’écaille et cède vite à la moindre atteinte adroite. Tehura va au temple régulièrement et pratique des lèvres et des doigts la religion officielle. Mais elle sait par cœur les noms de tous les dieux de l’Olympe Maorie. Elle connaît leur histoire, comment ils ont créé le monde; comment ils aiment à être honorés. Quant aux rigueurs de la morale chrétienne, elle les ignore ou ne s’en soucie et ne songe guère à se repentir de vivre hors des liens du mariage avec un tane. Je ne sais trop comment elle associe dans ses croyances Taaora et Jésus. Je pense qu’elle les vénère tous les deux.
Au hasard des circonstances, elle me fait un cours complet de théologie tahitienne, et moi je tâche de lui expliquer selon les connaissances européennes quelques phénomènes de la nature.
Les étoiles l’intéressent beaucoup. Elle me demande comment on nomme en français l’étoile du matin, celle du soir. Elle a peine à comprendre que la terre tourne autour du soleil.
A son tour, elle me nomme les étoiles dans sa langue et pendant qu’elle me parle je distingue, à la clarté des astres, qui sont des divinités — les formes vagues et sacrées des maîtres maories de la terre et des cieux.
Il est probable que les habitants de Tahiti possédèrent dès la plus haute antiquité des connaissances assez étendues en astronomie. Les fêtes périodiques des Aréois, société secrète qui, jadis, gouverna les Iles dont je vais avoir l’occasion de parler, étaient fondées
sur les évolutions des astres. Les Maories semblent même n’avoir pas ignoré la nature de la lumière lunaire. Ils supposaient que la lune est un globe sensiblement pareil à la terre, habité comme elle, riche en productions analogues aux nôtres. Ils évaluaient à leur
manière la distance de la terre à la lune.
La semence de l’arbre Ora fut apportée de la Lune sur la Terre par un pigeon blanc. Il lui avait fallu deux lunes pour atteindre le satellite, et quand, après deux autres lunes, il retomba sur la terre, il était sans plumes. Cet oiseau est, de tous ceux que connaissent les Maories, celui qui passe pour avoir le vol le plus rapide.
Mais voici la nomenclature tahitienne des étoiles. Je complète la leçon de Tehura à l’aide de documents trouvés dans un recueil de Morenhout, l’ancien consul. Je dois à l’obligeance de M. Goupil, colon à Tahiti, la lecture de cette édition. Il n’est peut-être pas trop audacieux d’y voir l’ébauche d’un système raisonné d’astronomie plutôt qu’un simple jeu d’imagination.
— Roua (grande est son origine) dormait avec sa femme la Terre ténébreuse. Elle donna naissance à son roi, le Sol, puis au Crépuscule, puis aux Ténèbres. Mais alors Roua répudia cette femme.
— Roua (grande est son origine) dormait avec la femme dite Grande Réunion. Elle donna naissance aux reines des cieux, les Etoiles, à Faiti, étoile du soir.
Le roi des cieux dorés, le seul roi, dormait avec sa femme Fanoui. D’elle est né l’astre Tauroua, Vénus, étoile du matin, le roi Tauroua qui donne des lois à la nuit et au jour, aux étoiles, à la lune, au soleil, et sert de guide aux marins. Il fit voile à gauche, vers le nord et là, dormant avec sa femme, il donna naissance à l’Etoile Rouge, cette étoile rouge qui brille, le soir, sous deux faces…
Etoile Rouge, ce dieu qui vole dans l’Ouest, prépara sa pirogue, pirogue du grand jour qui cingle vers les cieux. Il fit voile au lever du soleil. Rehoua s’avance dans l’étendue. Il dormit avec sa femme Oura Taneipa : d’eux sont nés les rois Gémeaux, en face des Pléiades. Les Gémeaux sont assurément les mêmes que nos Castor et Pollux. Leur histoire est curieuse. Ils étaient de Bora Bora. Ayant entendu leurs parents parler de les séparer, ils quittèrent la maison paternelle et allèrent ensemble à Raiatea, puis à Ouhamé, à Eimo et à Otaïti. Leur mère, inquiète, s’était mise à les chercher, aussitôt après leur départ. Mais elle arrivait toujours trop tard dans ces différentes îles. A Otaïti pourtant elle parvint à devancer leur fuite et elle apprit qu’ils se cachaient dans les montagnes où enfin elle les découvrit. Ils se sauvèrent devant elle jusqu’au sommet de l’Aroraï et de là, au moment, où toute éplorée, elle croyait les atteindre, ils s’envolèrent dans les cieux où ils figurent encore parmi les constellations.
L’étoile Rouge est sans doute notre Sagittaire, qui brille sous deux faces. Les anciens l’ont quelquefois représenté sous cet aspect.
Tehura me parle encore d’une étoile nommée Atouaehi, qui vient dans les nuages moutonnés, c’est notre étoile du Berger.
Elle ne voulut jamais admettre que les étoiles filantes, fréquentes dans ces climats, ne soient pas Tupapaus, des génies malheureux, exilés : lentement, mélancoliquement ils traversent la grande vallée, en quête d’une autre patrie.
Titre : Noa Noa
Auteur : Paul Gauguin
Extraits de la page 107 à la page 111.
Lien : https://mediatheque-polynesie.org/index.php/2016/03/10/noa-noa-1924/
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